Décérébrer les gens avec leur consentement : Les astuces du capitalisme
Je suis demandeuse d’emploi. Je dois donc justifier de ma recherche d’emploi. Mes droits sont ici assortis de devoirs. Rien de choquant jusque là. Mais ça ne s’arrête pas là. Je ne dois plus seulement rendre compte de mes actes mais aussi de ce que je pense et de comment je le pense.
Pôle Emploi nous a envoyés, moi et d’autres chômeurs, chez un de ses partenaires du privé pour qu’il nous aide à trouver un emploi. Comme chacun sait, pour les entreprises à but lucratif, c’est la valeur humaine l’essentiel, pas la rentabilité.
J’ai accepté de participer à des ateliers.
Comment glisser insensiblement hors de la réalité.
Les gens qui nous accueillent sont avenants, propres et sans préjugés. Ils s’efforcent de nous être agréables et de nous mettre à notre aise. Dans leurs locaux, aucune pression d’aucune sorte, simplement des gens dont le travail – l’emploi – consiste à nous aider. Ils ne sont, en fin de compte, que de la ressource humaine qui a trouvé à se rendre utile en recyclant plus malheureux qu’elle.
Lors du 1er atelier, l’échange entre les chômeurs et la « conseillère en évolution professionnelle » a été sympathique. Elle nous a même proposé un café. Nous appeler par nos prénoms était de mise. Elle s’est présentée puis nous a laissé nous présenter à notre tour sans qu’il y ait, nous a-t-elle dit, d’enjeu particulier, simplement pour que nous apprenions à mieux nous connaître les uns les autres. À la fin de nos présentations, elle a tout de même fait remarquer à l’un d’entre nous qu’il avait utilisé un terme négatif pour rendre compte de son parcours et lui a suggéré d’employer uniquement des termes positifs.
Cette dame tient donc à nous préciser que nous pouvons nous exprimer librement, mais que nous devons malgré tout tenir compte de ses remarques. Ça s’appelle une injonction paradoxale. Le message est : « Abandonnez-vous mais ne vous relâchez pas ». Nous sommes libres de parler, mais uniquement de façon positive…
Nous ne sommes donc pas libres de parler.
De même que nous dire de nous sentir en confiance relève de l’injonction paradoxale. Tout nous dit qu’il est peut-être préférable de se méfier ; après tout, nous ne connaissons pas les gens qui nous reçoivent ni leurs intentions à notre égard. Nous savons que nous sommes là parce que nous sommes au chômage et que dans une société qui repose sur l’emploi, il est malvenu d’être au chômage. Nous nous attendons à devoir justifier de notre scandaleuse improductivité face à des gens ayant le pouvoir de nous envoyer aux travaux forcés au moindre faux pas. Mais la dame de l’entreprise privée n’a ni les yeux injectés de sang ni une figure grimaçante ni des cornes sur le haut du crâne. Nous sommes rassurés de ne constater aucune animosité venant d’elle. Nous acceptons le café.
Pourtant, les gens de qui nous avons à nous méfier – une entreprise privée dont on peut s’étonner de la si grande sollicitude à notre égard – nous assurent que le loup qui rôde autour de la bergerie n’a pas l’intention de manger les moutons qui s’y trouvent. Et nous pouvons les croire sur parole. D’ailleurs c’est pas gentil de prêter au grand méchant loup de pareilles intentions alors qu’on le connaît même pas. Juger avant de connaître, c’est mal. Avant d’être un carnivore qui doit manger pour survivre, un loup est d’abord un habitant du monde qui parle de son parcours en étant positif. Lui, par exemple, il trouvera rapidement un emploi.
Le résultat de ces injonctions paradoxales est que, sans nous en rendre compte, nous acceptons de ne plus regarder le monde avec nos propres yeux ni de le comprendre à partir de nos propres réflexions. C’est un processus tout à fait indolore, que nous n’identifions parfois même pas, mais dont les conséquences sont implacables.
Une machine à broyer nos existences.
Nous croyons naïvement que tout ça est fait pour nous, que nous allons recevoir une aide « personnalisée », « individualisée », « à la carte » et que tout sera adapté à notre cas, notre situation, nos particularités. Mais nous confondons ici une procédure standardisée à destination d’un individu certes identifié mais anonyme avec le fait d’être reconnu en tant que personne. Dans un cas, il est question d’une entité abstraite, théorique, artificiellement libre de tout lien et vierge de toute histoire. Dans l’autre, il est question d’une personne dans sa réalité et sa complexité, avec un corps, une langue maternelle, une culture, une histoire, des amis, des parents, etc.
Un nouvel emploi, nous dit-on, est à portée de main. Il nous suffit d’aller pêcher nos compétences sur le site de Pôle Emploi, d’en copier quelques unes et de les coller sur notre profil Pôle Emploi. Il nous suffira ensuite de les mettre à jour régulièrement jusqu’à trouver un emploi. Réussir notre vie nécessite uniquement d’avoir « les gestes malins » et de remplir les bonnes cases au bon moment. Au fond, nous n’avions jamais pensé à regarder les choses sous cet angle. Le bonheur tient à peu de choses.
Et si nous souhaitons savoir quelles sont nos compétences, il nous suffit de remplir un questionnaire sans valeur scientifique pour qu’un logiciel nous les révèle automatiquement. Une machine a le pouvoir de nous délivrer un savoir sur nous-mêmes. Nous devenons peu de choses.
Ce qui constituait notre vie et qui était précieux à nos yeux, nos joies, nos peines, nos peurs, nos doutes, nos amitiés, nos amours, se transforme ici en un registre comptable à tenir à jour régulièrement.
La grande lessiveuse.
Que nous dit cette dame qui veut notre bien et qui n’a que de bonnes intentions à notre égard ? Qu’il nous suffit de dire ce que l’employeur veut entendre, de le satisfaire et d’être mignons. Si nous faisons ça, nous aurons un emploi et tout le monde sera content : le chômeur, l’employeur, le cabinet de consulting, Pôle Emploi et le MEDEF. C’est gagnant-gagnant et on est tous copains.
La mission de la gentille dame est de « valoriser l’image » qu’ont d’eux-mêmes les demandeurs d’emploi. Cette valorisation permettra à ces derniers de rebondir et ainsi de réintégrer plus rapidement le flipper de l’existence. Arrivés ternes et dégonflés nous repartirons avec le brillant et le panache qui nous manquaient pour aller nous faire voir sur le marché de l’emploi. Nous serons capables de nous adapter à tout et à n’importe quoi pour avoir n’importe quel emploi. Parce que nous sommes devenus n’importe qui.
Plus rien n’est complexe et plus rien n’a d’intérêt.
Chacun, salarié ou chômeur, endosse ingénument sa panoplie de Bisounours corporate en franchissant le seuil du cabinet en consulting, et chacun parle de sa petite personne en n’utilisant de préférence que des termes positifs. Miraculeusement, nous ne sommes plus en dépression, alcooliques ou égarés. Tout est propre, léger, il y a de la moquette au sol et des slogans creux sur des feuilles plastifiées accrochées aux murs. Personne ne sera torturé, le sang ne giclera pas sur la figure de nos compagnons d’infortune et personne ne se suicidera au cours d’un atelier puisque plus personne n’existe. Nous avons subi un lavage de cerveau financé par la collectivité.
La vie n’a plus d’intérêt. Nous n’avons plus d’intériorité ni de quant-à-soi. Nous devenons transparents à nous-mêmes et aux autres, nous ne possédons plus aucune zone d’ombre, et plus aucun conflit ne nous traverse. Nous sommes de gentils demandeurs d’emploi à qui on procure encouragements et assistance, nous nous laissons guidés, confiants, jusqu’à l’abattoir, là où les gens ne troublent pas l’ordre public, là où il suffit de prendre des médicaments pour tenir le coup jusqu’à l’étape d’après : la mort.
Merci de m’aider dans ma recherche d’emploi.